Pascale Royere Baphuon et l'épopée du Baphuon

 

 

A Angkor Thom, se cache encore une énigme irrésolue, un puzzle qui se construit peu à peu sous les coups de ciseau des ouvriers autant que la réflexion des cerveaux humains. Chantier maudit autant que chantier titanesque, nous avons suivi Pascal Royère, architecte responsable du projet auprès de l'EFEO à Angkor dans les couloirs de la renaissance du Baphuon.

 

Comment a débuté la reconstruction du Baphoun?.

Les efforts en la matière ont commencé au début des années 60. L'Ecole française d'Extrême Orient s’est alors saisie du projet de restauration du temple montagne. Toute la base chancelante était menacée d'éboulement. Démonter le temple pierre par pierre pour en consolider les fondations était donc urgent. Près de 300.000 pierres dans l’attente de retrouver leur place initiale sont ainsi répertoriées. La forêt était devenue peu à peu un immense stock de pierres enregistrées. Au début des années 70, avec la prise d'Angkor par la guérilla communiste, l’EFEO est contrainte d'évacuer le chantier, les locaux de Phnom Penh sont pillés alors qu'ils contenaient entre autres les documents de dépose du temple. Comment reconstruire le Baphuon sans ces archives indispensables? Avec à peine 20% des pierres remontées en urgence en 1971, cela tombait vraiment très mal. Nous n’avions plus la position d’aucune des pierres ! Nous nous sommes alors retrouvés avec un véritable puzzle ! Les gens nous demandent souvent pourquoi nous n'avions pas de copies des archives. Il faut replacer cette histoire dans son contexte. Au début des années 70 au Cambodge, il n'y avait pas les moyens d'archivage dont nous disposons aujourd'hui! .

Le chantier reprend dès la chute du régime des khmers rouges?

Les activités de l'Ecole française d'Extrême Orient ont repris en effet mais doucement. L’école s’est d’abord occupée en 1993 de la terrasse du roi lépreux et des éléphants avant de rouvrir le chantier du Baphuon en 1995. Il faut donc procéder á la manière d'un puzzle avec des pierres qui ne sauraient être interverties. 15 ans plus tard, nous sommes toujours dessus. Chaque pierre a une forme particulière, et la technique d'assemblage à "joints vifs" impose de retrouver sa place unique dans l'espace du temple. C'est une énorme contrainte mais également une garantie d'authenticité. Si il y a une erreur quelque part, le chantier est bloqué. A l’inverse tant que le travail avance, cela prouve que l'équipe est sur la bonne voie.

Pourquoi le restaurer aujourd'hui?

L'intérieur du temple montagne est rempli de remblai mal contenu par des murs de soubassements trop fins.. Ce même remblai a été la cause de nombreux effondrements notamment en 1943. Le dernier effondrement lui date de 1971. On voit bien là combien, le Baphuon est une structure architecturale audacieuse qui marque l'architecture angkorien, mais qui pêche par certains défauts de construction révélant des erreurs du bâtisseur. Avant l'interruption du chantier imposée par la guerre civile et l'instauration du régime des khmers rouges, on démontait le temple pierre par pierre pour renforcer sa structure avec du béton armé avant de restaurer l'ensemble sur une structure ainsi stabilisée. Aujourd'hui ce sont ces mêmes faiblesses architecturales que l’on tente de compenser. Les opérations de reconstitution nous ont littéralement permis de remonter le cours de l'histoire. Ainsi on a pu noter qu'au XIème siècle lors de l'édification du 3éme étage, les contraintes imposées par le remblai avaient déjà causé d'importantes déformations. Les maçons de l'époque s'en sont aperçus et ont construit des butées contre le 3e étage pour y remédier. On peut de cette manière faire état de nombreuses inquiétudes et réflexions des bâtisseurs de l'époque.

 

 

De quels outils vous aidez-vous pour reconstituer le "puzzle"? Certains parlent de numérisation 3D…

Lorsque l'EFEO a commencé à se pencher sur le chantier du Baphuon en 1995, cette technique était effectivement envisageable. L’idée maîtresse était alors de créer un logiciel adapté qui aurait proposé une remise en ordre virtuelle du puzzle, à charge aux artisans de la mettre en pratique sur le terrain. Or une pierre de 1000 ans possède des caractéristiques morphologiques marquées par des altérations que l’ordinateur a du mal à quantifier. Un cerveau humain peut par exemple tenir compte de l'érosion. Le logiciel lui cherchera une pierre d’une longueur fixe alors que des épaufrures peuvent rendre cette saisie de mesure impossible ou à tout le oins imprécise. Tout de même, un essai insatisfaisant peu fructueux a été réalisé sur cinq cents pierres. L'ordinateur nous proposait 3 ou 4 possibilités alors qu'une seule n'est valide. Il s’agit de pierres extrêmement lourdes et nous n’avons pas vraiment le temps de tester toutes les hypothèses. Compte tenu du poids de ces pierres, des pertes de temps en déplacement, il était impossible d’adopter une telle méthodologie source de gaspillage de temps et d’énergie. Nous n’avons pas poursuivi dans cette voie, au profit d’une solution plus pragmatique basée sur le fait que rien ne remplace l’observation de l’œil humain.

 

 

Comment parvenez-vous à rassembler les pièces du Baphuon?

Par chance, 979 photos du Baphuon prises ente 1908 et 1975 étaient conservées à l’EFEO à Paris et ont pu donc nous revenir malgré le régime des khmers rouges. Nous passons pas mal de temps à les analyser. Bien sûr, on s’aide aussi des petites "astuces" propres à tout puzzle. La continuité des décors est par exemple très utile. Les pierres sont regroupées en catégories et sous-catégories dans un cahier des décors établi grâce aux méthodes d’analyse développées lors des essais de résolution numérique du remontage du temple. Comme pour un puzzle, nous isolons les éléments remarquables, tels que les angles, les combinaisons de modénature ou de décors, les éléments particuliers tels que les coins de forçage, les traces de rôdage des pierres les unes contre les autres etc. Le principe à la base de la résolution de ces énigmes réside dans l’identification de familles de pierres, puis de déterminer leurs situations sur le temple en planimétrie (pour l’étage d’appartenance), et enfin en orientation (pour la façade). Nous n'utilisons pas les récits de voyage du XIXe siècle qui ne présentent pas d’informations détaillées sur les détails constructifs des temples. Par contre les « journaux de fouilles » et les rapports de la Conservation d’Angkor rédigés par les conservateurs sont d'une grande aide. Chacun d’entre nous doit en tenir un à jour. Ces Notes sont toujours remises à l'institution qui emploie les archéologues. Nous avons ainsi accès aux archives de tous les travaux effectués depuis1908, en suivant les écrits des anciens conservateurs d’Angkor. Cela nous apprend beaucoup sur les difficultés rencontrées par nos prédécesseurs, sur les solutions apportées à tel ou tel problème, de même parfois sur les anecdotes personnelles souvent cocasses qui peuvent y être enregistrées. Enfin., L'étude des techniques de construction du XIème siècle est d'un grand secours. Par exemple, si l'équipe trouve une pièce de grès taillée en forme de coin de forçage, on peut très fortement supposer qu’elle constitue un élément raidisseur disposé dans le mur à intervalles réguliers, de façon à améliorer la cohérence des maçonneries. Les traces de rodage sont également des indices importants. Il s'agit en effet d'une technique ancestrale permettant l'ajustement précis de deux surfaces de pierres en contact. Pour réaliser ce "rodage", les pierres ont été frottées les unes contre les autres, ce qui laisse des empreintes visibles sur chacune d’entre elles, qui sont très utiles dans un processus de restauration.

Derrière le temple, on peut apercevoir un bouddha couché sur plus de 70 mètres de longueur que vous avez restauré. Avez-vous rencontré les mêmes difficultés que pour le temple ?

Le temple date du XIème siècle et le bouddha date XVIéme siècle. Ils ont donc été réalisés selon des techniques de construction totalement différentes. Ce paramètre est à prendre en compte. Lors de la conversion du Baphuon en temple bouddhiste, des pierres ont été prélevées à l'édifice du XIème siècle pour former le gigantesque Bouddha. De fait, nous nous sommes retrouvés avec des pierres qui pouvaient potentiellement appartenir à deux puzzles différents. Il a fallu faire des choix, arbitrer, afin d’intégrer ces différentes séquences historiques dans le processus de restauration du monument. La reconstitution du colosse de pierre a quand même été facilitée puisqu’il a été en effet démonté après 1995. Nous disposions donc de tous les documents nécessaires à sa reconstruction.

 

Comment se passe l’incorporation de pierres nouvelles à l’édifice ancien pour combler les pièces manquantes?

Là encore, nous devons souvent arbitrer. Si c’est de l’ordre de l’esthétique, nous n’irons pas rajouter les pierres manquantes. Par contre, nous n’hésiterons pas à procéder à l’incorporation si cet ajout est important pour la stabilité de l’édifice. Nous essayons toujours de retrouver les contours initiaux de la pierre perdue. Ainsi la nouvelle pierre est vieillie à coups de ciseau. Il s’agit d’un vieillissement mécanique très réaliste ! Dans la mesure du possible, les restaurateurs font également attention à ce que les carrières d’où sont prélevées les pierres se rapprochent le plus possible des originales. Il faudra encore deux saisons des pluies pour que les nouvelles pierres prennent une patîne et ressemblent trait pour trait à leurs aînées. Dans deux ans, on ne les remarquera même plus !

 

 

Suite aux récits voyageur chinois Zhou Daguan, au XIIIéme siècle, sur le site d’Angkor Thom, une légende est née sur l’existence d’une tour de bronze au Baphuon? Elle aussi, vous l'avez reconstruite

Il est possible que ce chinois n’ait jamais vraiment visité les temples ! Son récit laisse à penser que l’explorateur ne serait jamais rentré à l’intérieur des enceintes sacrées. Zhou Daguan affirme avoir aperçu une tour d'or dans l’enceinte du Bayon et une tour de bronze dans celle de Baphoun. Nous n'avons en tout cas pas trouvé aucune la moindre trace de l'existence d’une tour sous cette forme. En revanche, nous avons mis au jour des vestiges archéologiques attestant de l’existence d’une tour en grès ! Mais Méfiance ! Dans le domaine de l’archéologie, il faut savoir rester prudent et ce n'est pas parce qu'on ne retrouve pas de preuves qu’une hypothèse ne peut être retenue! Il est par exemple possible que le voyageur ait été berné sur le matériau des tours. A l'époque, on sait que les temples pouvaient être partiellement revêtus de stucs, eux-même enduits de peintures. Si vous regardez les stupas du palais royal de Phnom Penh au coucher du soleil, vous verrez que ceux-ci possèdent un éclat doré qui pourrait laisser penser qu'il s'agit d'or. Zhou Daguan a pu être victime du même mirage.

 

Quel est l'apport de la reconstitution du Baphuon pour les connaissances de l'époque?

Cela nous apprend surtout beaucoup sur les techniques de construction propres au XIéme. Même si notre tâche est grandement facilitée par les nouvelles techniques, l’équipe réalise les mêmes gestes que les premiers bâtisseurs, et se trouve donc confrontée aux mêmes situations. Ainsi nous avons pu comprendre quelles étaient les modalités d’utilisation du coin de forçage inséré dans les maçonneries. Nous pouvons désormais retracer l'ordre des opérations, des phases de tailles, des différentes rectifications effectuées en cours du chantier. Enfin, grâce aux travaux de restauration, l’histoire de la construction du Bouddha a enfin pu être retracée : la façon dont il a été édifié, la provenance de ses pierres... Ce chantier est un vrai laboratoire de recherche sur les modes de construction du XIéme siècle. Il faut garder à l’esprit que pour comprendre l’histoire de la construction de ce monument, nous ne pouvons que lire son architecture. Nous ne disposons ici d’aucun document d’époque (devis, plans de construction etc.), contrairement aux grands chantiers de construction des cathédrales en Europe par exemple, pour lesquels le restaurateur dispose de quelques archives utiles..

 

Qui sont ceux qui reconstruisent le Baphuon aujourd'hui?

300 personnes travaillent sur le Baphuon. Le chantier est un lieu de formation. Lorsque l’EFEO a rouvert le chantier en 1995, le savoir-faire dans les métiers de la conservation monumentale était très altéré. Heureusement, quelques anciens employés du chantier dans les années soixante ont pu être retrouvés dans la région et ont constitué un premier noyau de savoir-faire. Ces personnes des premières heures ont pu ainsi léguer peu à peu leur savoir-faire à une nouvelle génération de restaurateurs formée par leur soin. Outre la stabilité d’un emploi, ce projet apporte beaucoup de fierté à ses auteurs. 70 % d’entre eux vivent dans le parc d’Angkor. Le Baphuon représenre ainsi pour ces employés un objet religieux avant d’être touristique. Une autre particularité du chantier est que tous les corps de métiers travaillent en même temps. Il n’y a pas de phasage comme c’est souvent le cas dans tous travaux... L’EFEO est également active à l’ 'aval' de la restauration. Elle fabrique ses propres outils, dispose de ses forgerons, ses tailleurs de pierre...

 

 

Quand le public-t-il pourra admirer le temple montagne?

En 2011, le Baphuon rouvrira au public. C'est vrai qu'on a repoussé les délais deux ou trois fois notamment à cause des éboulements. Cette entreprise fonctionne en réalité à l’inverse d’un chantier classique. L’absence d’archives concernant le démontage a rendu difficile tout le travail de prévision des calendriers d’exécution. L’équipe a découvert au contraire petit à petit ce qu’il y avait à réaliser. La phrase suivante est dite oralement sous la forme de boutade ; Je ne suis pas sûr qu’elle doive être maintenue… La bonne nouvelle c’est que plus on s’approche de la fin, plus on a de chances de savoir quand la restauration va se terminer. Avec cette contrainte, on peut comprendre que nos délais soient repoussés. On n’est pas en tout cas un chantier maudit. Du moins je l’espère ! Par la suite, le Baphuon deviendra un monument comme les autres ouvert au public. En association avec l’APSARA, nous participerons à la définition du parcours de visite qui sera offert aux visiteurs à la définition des aménagements touristiques nécessaires et à la mise au point des procédures de maintenance nécessaires sur ce type d’ouvrage. L'autorité APSARA reprendra ainsi une pleine responsabilité sur le temple. Nous ne quittons pas les lieux sans un regard ce qui constituera sans doute le plus grand chantier de restauration du monde. Malgré le bruit assourdissant des coups de ciseaux, le temple est encore vierge du pied des touristes Bientôt la foule se pressera comme nous pour se laisser transporter par sa magie et sa légende. En attendant, les impatients pourront se consoler en faisant le tour du Baphuon et en admirant de l’extérieur son bouddha. Le temple renaît doucement de l’autre côté de la barrière de sécurité comme un défi au temps qui passe.

 

Propos recueillis par Marion le Texier avec tous nos remerciements Le petit journal du Cambodge mercredi 14 avril 2010